Jean Sénac (1926-1973) assassiné à Alger le 30 août 1973 (sans que l'affaire ne soit élucidée). Poème gay tiré de Leçons d'Edgard.
Simplement un instant
Simplement un instant pouvoir poser ma tête
Sur ton cœur et penser que tout n’est pas si vain,
Et me réconciliant avec des joies honnêtes,
Oublier que l’amour trompe plus que le vin.
Approcher lentement mon désir de tes lèvres,
Les effleurer, garder ton haleine sur moi,
Agrandir ta pupille au-delà de la fièvre
Et que ton œil si grand soudain paraisse étroit.
Tu fuis, ta gentillesse est nerveuse et complice
De mon geste qui donne à ta peau son éclat.
Tous les ruisseaux du Sud ont couru sur tes cuisses
Et l’ongle de la mer a lacéré tes bras.
Poulain des sables francs, tu mords et tu rutiles,
Tu gambades, naïf aux rires de copeaux,
Ton corps est ce long golfe où la raison s’exile,
O toi qui ris lorsque je dis que tu es beau !
L’aube va se lever avec ses coups de pioche,
Chacun de son côté s’enchaîne à son travail,
Mais moi je porterai ton regard d’eau de roche,
Et toi, garderas-tu ma main sous ton chandail ?
Tu reviens de la mer avec des cicatrices
Au genou. Saoul de sel et de soleil tu fonds.
Après cette journée d'absence ta voix crisse,
Ton visage m'échappe et gagne les grands fonds.
Dans le car tu mettais ta tête sur les cuisses
D'une fille légère. Oh, ne raconte plus
Ces histoires d'enfant que les Grâces ravissent !
Je suis jaloux. Tes mots dans mon cour font du pus.
Cybèle pour Atys brûlait d'un feu néfaste.
Ainsi l'amour connaît la misère et le faste,
L'âme quitte les bords où fleurit le lilas.
J'essaie de retenir une mémoire verte.
J'étouffe tes rumeurs, ô monstre, dans mes bras
Et je m'égare au point de désirer ta perte !
Je crois te retenir immobile. Tu dors.
Je marche émerveillé dans les jours de la face.
Je dénombre les lieux où bientôt la grimace
Viendra nous rappeler la misère et la mon. {ici le ver est étrange, il faudra que je le corrobore avec le livre}
Je souffre. Je voudrais qu'un instant tout s'arrête.
Que ce sommeil de loup soit ta cire et ton vol,
Que rien ne se délie, et des cheveux au col.
Que plus jamais ne bouge un trait de cette tête.
Nous sommes sans répit de seconde en seconde
Un homme différent dont l'honneur s'amollit,
Étranger au suivant, un horizon sans lit.
Notre nom seul échappe à cette obscure ronde.
Ainsi demain déjà le pli de tes narines
Aura tourné, ta joue aura bosses ou creux.
Imperceptiblement le temps refait nos yeux.
En te mieux connaissant, tout cela je devine.
Oh non ! Pouvoir ici fixer ta force intacte
D'un geste ! Il suffirait d'un artiste assassin
Pour arrêter le cours féroce et les essaims
De Dieu qui font leur miel avec nos moindres actes.
Je n'ai pu demeurer loin de toi pour ta fête.
Avant-hier je t'ai dit : «Adieu. Séparons-nous.
Mon amour est trop grand. Ce n'est qu'une amusette
Pour toi, je le sens bien quoique mon cour soit fou. »
J'ai pleuré, j'ai traîné deux nuits mon imposture
En suppliant le ciel de casser ma fureur.
Ta gentillesse au fond de ma détresse dure.
Mon oreille n'entend qu'un nom, qu'une rumeur.
« C'est fini ? Au revoir ! » Désinvolte, tu siffles.
Ta richesse m'accable et ta gaieté me gifle.
Dans l'exil des néons ton ombre me soutient.
Capricieux amour ! Sans que tu m'aperçoives
Je te mange des yeux, te souhaite du bien,
Tandis qu'avec tes compagnons tu fais le zouave.